N° 325 | NOVEMBRE 1999 | REPERES    
Accueil Sommaire Archives Emplois Livres Forum Services Chercher
MURAT BORATAV
est professeur à l'université Paris-VI et chercheur à l'IN2P3. Il est le porte-parole français du projet Auger.


Les zetta-particules interagissent avec l'atmosphère

La répartition idéale des 1 600 cuves est de forme hexagonale.

*eV unité d'énergie équivalent à 1,6 * 10-19 joule. C'est l'énergie d'un électron soumis à une différence de potentiel de 1 volt.


(1) J. Linsley, Phys. Rev. Lett., 10 , 146, 1963.

La Recherche a publié :

(I) Murat Boratav, Patrick Peter, « L'énigme des zetta-machines », novembre 1995.


Les sept ans de gestation de l'observatoire international de rayons cosmiques

Des scientifiques dans la pampa

Depuis cet automne, l'équipement scientifique le plus étendu au monde commence à être installé en Argentine. 3 000 km2 de pampa seront aménagés pour capter quelques rares rayons cosmiques de haute énergie. Récit du parcours politico-socio-économico-scientifique d'un combattant-chercheur.

C'est pour résoudre une énigme vieille de plusieurs décennies qu'au cours de ce dernier trimestre 1999 commence en Argentine, dans une région quasi désertique dénommée Pampa Amarilla, la construction d'un détecteur qui, une fois achevé, sera sans doute le plus grand jamais construit par l'homme, du moins par la surface qu'il occupera. L'installation devrait, si tout se passe selon les prévisions, s'achever en l'an 2003. Avec un détecteur de la taille d'un département français, construit par 19 pays, 51 institutions, 295 chercheurs et ingénieurs, il s'agit manifestement de ce que le grand public et les classes politiques appellent la « mégascience ». C'est par un enchaînement de circonstances, et un peu de malice de mère nature, que des chercheurs, qui préféreraient exercer leur métier avec des équipements pouvant tenir sur une table de cuisine, se trouvent entraînés à arpenter la pampa à l'autre bout de la Terre et à négocier des droits d'accès aux propriétaires éleveurs de vaches argentines.

Un phénomène inexpliqué. L'affaire a démarré en 1938 quand le physicien français Pierre Auger, avec deux modestes compteurs Geiger et beaucoup d'intuition, met en évidence le fait que la Terre est bombardée par des rayons cosmiques d'énergies telles qu'on a du mal à expliquer leur origine. Pierre Auger ne pouvait toutefois ni mesurer précisément l'énergie de ses rayons cosmiques ni trouver la direction dont ils provenaient. Ce sera fait vingt-quatre ans plus tard, par un petit réseau de détecteurs installé dans le désert du Nouveau-Mexique (lieu-dit Volcano Ranch) par John Linsley(1). Pour la première fois, on détecte et on mesure un rayon cosmique qui atteint le seuil d'énergie symbolique de 1020 eV*. Il s'agit là d'une énergie exceptionnelle, 100 millions de fois plus élevée que celle atteinte auprès des accélérateurs les plus puissants construits depuis ou même envisagés dans le futur. Manifestement, quelque part dans l'univers, des phénomènes d'une incroyable violence sont à l'oeuvre. Et les astrophysiciens se perdent en conjectures pour en expliquer les mécanismes (même un tiers de siècle plus tard)(I).

Quant à la genèse du détecteur qui va bientôt être installé dans la pampa, on peut la situer au début des années 1990. A cette époque, on dispose seulement d'un mini-catalogue d'une demi-douzaine de ces « zetta-particules » (comme nous allions les appeler dans un article de La Recherche paru en novembre 1995). Leur origine, leur nature leur provenance sont toujours inconnues puisqu'on ne peut pas étudier un phénomène si on ne dispose pas d'un grand nombre d'événements qui en résultent.

Or ces zetta-particules arrivent sur Terre au rythme de quelques rayons cosmiques par kilomètre carré et par siècle. Deux physiciens mondialement reconnus commencent à explorer ensemble les conditions dans lesquelles on pourrait enfin répondre à cette question, devenue l'une des plus chaudes de l'astrophysique moderne : quels sont ces mécanismes (les plus violents de l'Univers) susceptibles d'accélérer des particules microscopiques à des énergies macroscopiques, équivalentes à celle du coup de poing d'un champion de boxe de catégorie poids lourds ? Etant donné les flux de ces rayons cosmiques, si on veut en observer quelques dizaines par an (au lieu d'une demi-douzaine en trente années), il « suffit » de construire un détecteur couvrant plusieurs milliers de kilomètres carrés. En réalité, il en faudra deux, un dans chaque hémisphère, afin de pouvoir observer la totalité du ciel. Le grand mérite des deux physiciens est de ne pas se laisser décourager par l'envergure du projet. Ils envisagent donc de construire un détecteur géant. Les deux chercheurs sont l'Américain James W. Cronin, prix Nobel de physique en 1980 pour ses travaux dans le domaine de la physique des particules et de l'étude de leurs symétries fondamentales, et le Britannique (il aime à rappeler qu'il est écossais) Alan A. Watson, professeur à l'université de Leeds, le spécialiste de la détection et de l'étude des rayons cosmiques de très haute énergie.

Un lourd cahier des charges. Cronin et Watson soumettent leur idée à une centaine de chercheurs réunis pour un premier colloque exploratoire à Paris, sur le campus de Jussieu, en 1992. Quatre ans plus tard, un document technique de 270 pages est préparé : il décrit dans leurs moindres détails les détecteurs, les méthodes qui seront utilisées, et les moyens d'en minimiser les coûts (par exemple, par l'utilisation de l'énergie solaire et des techniques de téléphonie cellulaire pour s'affranchir des très coûteuses liaisons par câble). Il faudra quand même investir 50 millions de dollars par site. Parallèlement, durant les deux années de gestation technique du projet (1993-1994), on confie à deux jeunes chercheurs le soin de prospecter les sites potentiels. Ils sont munis d'un cahier des charges précis. Le détecteur optique ne peut fonctionner que par nuits claires (et sans lune), ce qui impose une atmosphère sèche, peu de nuages et pas de grandes agglomérations à proximité (sources de lumière parasite). Le développement des gerbes dans l'atmosphère fixe l'altitude optimale à environ 1 400 mètres. L'inclinaison de la Terre par rapport à son orbite impose d'installer les sites au voisinage des latitudes de 35° Nord et Sud pour que la quasi-totalité du ciel soit visible. L'utilisation de l'énergie solaire pour alimenter les détecteurs impose des régions avec un ensoleillement annuel maximal.

Le transport des données par micro-ondes interdit les sites accidentés pour minimiser le surcoût qu'entraîneraient des antennes relais trop hautes ou trop nombreuses. Enfin, le pays hôte doit offrir un régime stable et une économie saine. Il doit soutenir politiquement et scientifiquement le projet, et doit avoir une communauté scientifique solide, car celle-ci va devoir gérer une énorme charge. Lourde responsabilité pour l'équipe de prospection, qui doit se transformer tour à tour en météorologues, sociologues ou politologues. Elle visite sept sites dans l'hémisphère Nord (Etats-Unis, Espagne, Russie, Mexique) et autant dans l'hémisphère Sud (Afrique du Sud, Australie, Argentine) à l'invitation des communautés scientifiques. Au cours de deux réunions assez tendues car les enjeux sont importants et les équipes locales ont beaucoup investi pour promouvoir leur candidature, la Collaboration (comme elle décide alors de se nommer) choisit les deux sites par vote à bulletins secrets, suivant le principe : « Un pays, une voix », qui donne le même pouvoir de décision à la Slovénie ou à l'Arménie, par exemple, qu'aux Etats-Unis. La première réunion est à Paris, au siège de l'UNESCO en 1995 pour le choix du site Sud. L'Argentine l'emporte sur l'Afrique du Sud. La seconde a lieu l'année suivante à San Rafael en Argentine et permet aux Etats-Unis de l'emporter (d'une voix !) sur le Mexique. Les deux observatoires seront construits l'un près de la petite ville de Malargüe, dans la province de Mendoza, au nord de la Patagonie, sur les hauts plateaux qui longent la cordillère des Andes. L'autre sera près de la petite ville de Filmore, à 150 km au sud de Salt Lake City, dans le comté de Millard, dans l'Etat à majorité mormone de l'Utah.

Financement. Reste le plus difficile : convaincre nos pairs des enjeux fondamentaux d'un tel projet et de la faisabilité de l'expérience, nous associer des partenaires (les trois ou quatre pays, dont la France, à l'origine du projet deviendront une vingtaine), obtenir des budgets de recherche et de développement pour construire des prototypes et tester les idées techniques, et finalement obtenir le financement de l'expérience elle-même. Le fait de se situer à la frontière de plusieurs disciplines n'arrange pas les affaires. Les retombées de cette expérience toucheront l'astrophysique, la cosmologie, la physique des particules et des interactions fondamentales. Les communautés concernées appartiennent à des structures distinctes, au moins sur le plan budgétaire. Qui doit payer ?

Les groupes français aggravent encore un peu plus leur cas. Ils estiment que le CNRS offre la possibilité rare d'associer sur un même projet des experts issus de domaines qui n'ont généralement pas de recouvrement. Ainsi les cinq groupes qui signent la proposition d'expérience viennent de quatre départements différents du CNRS. Chaque département a des raisons acceptables de considérer que ce projet est marginal par rapport à ses priorités premières. Les expériences embarquées et les grands équipements en astronomie (optique ou radio) saturent le budget de l'INSU (Institut national des sciences de l'Univers). L'IN2P3 (Institut national de physique nucléaire et physique des particules) est le département qui porte la lourde charge financière de la physique sur accélérateurs (en particulier, le futur collisionneur LHC du CERN) et doit faire face en même temps à un ensemble de projets d'astroparticules dans lesquels s'est engagée 20 % de la communauté qu'il gère.

Les théoriciens du département SPM (sciences physiques et mathématiques) n'ont pas pour vocation de financer des grands équipements expérimentaux. Les directeurs du département SPI (sciences physiques pour l'ingénieur) estiment que leurs experts en télécommunications, qui ont eu un rôle important dans la conception du détecteur, travaillent plus en prestation de services que sur des thématiques de recherche dans leur secteur. Là où on pouvait voir une superbe symbiose interdisciplinaire apparaît le risque de se trouver entre quatre chaises, chaque département regardant vers son voisin quand il s'agira de financement.

Au niveau international, les affaires ne sont pas plus simples. Chaque équipe doit négocier avec les autorités de son propre pays, plus ou moins en simultanéité avec les démarches identiques dans les autres pays. Pendant des mois, sinon des années, la collaboration se heurte à l'étonnante problématique : « Je finance si les autres le font ! » Situation inextricable tant que, comme disent les théoriciens, il n'y a pas une brisure spontanée de symétrie. Parfois l'issue est atteinte sans difficultés majeures : la Slovénie, pays de deux millions d'habitants, est le premier à autoriser un financement d'un million de dollars, la plus forte contribution relative par habitant. Parfois elle prend des tournures dramatiques : les groupes américains sont obligés de plancher trois fois en deux ans devant leur comité scientifique pour la physique hors accélérateurs (SAGENAP) avant que le projet ne soit approuvé. Au cours de ces trois réunions (qui peuvent durer deux journées pleines pour étudier une seule proposition), la présentation générale du projet est faite respectivement par un Américain, par un Français et par un Argentin. Le financement américain de 7,5 millions de dollars (15 % du coût d'un site) est finalement approuvé en 1998 pour être investi dans la construction du détecteur argentin, et non celui de l'Utah (dont l'approbation est repoussée à 2002). Pour le second pays hôte, l'Argentine, la décision est prise au plus haut niveau politique : par le président Menem pour la contribution fédérale, et par le gouverneur Lafalla pour celle de la province de Mendoza où se trouve le site, pour une somme globale qui est le double du financement américain.

Dans certains pays, la décision n'est pas encore prise, comme au Brésil, où les demandes des équipes ont eu la malchance d'atterrir sur les bureaux des autorités simultanément à la vague déferlante de la crise monétaire asiatique.

L'histoire, comme on a pu le deviner, se termine bien. L'évaluation scientifique du projet est positive dans tous les pays participants. L'expérience est approuvée en France en avril 1999 (son évaluation scientifique date de février 1997) par la direction générale du CNRS et financée pour la plus grande partie sur un budget interdépartemental (cette contribution, transformée en comptabilité « à l'américaine » incluant certains salaires, représente environ 8 % du détecteur). Certains pays « en développement » ne contribueront pas financièrement mais « en nature » (apport de cerveaux, de main-d'oeuvre, de matières premières), les autres mettront une partie de leur budget dans un pot commun, géré par une institution internationale (qui pourrait être le laboratoire européen CERN). Un comité des finances où siégeront les représentants de toutes les « agences » qui financent le projet veillera à sa bonne gestion financière.

Un projet tel que celui-ci, sans être unique dans son cas, présente aussi des singularités qui obligent les chercheurs à coiffer tour à tour des casquettes qu'ils n'ont pas l'habitude de porter, et à sortir des murs protecteurs de leurs unités de recherche. Il aura fallu se tourner avec humilité vers des expertises extérieures. Traverser, peut-être pour la première fois, son campus et consulter les collègues biologistes pour obtenir la recette qui garantira que les 20 000 tonnes d'eau stockées dans les 1 600 cuves scellées resteront pures et transparentes, sans aucun développement de micro-organismes, pendant les vingt ans de la durée de l'expérience. Se mettre au niveau requis en techniques de télécommunications pour négocier avec les gouvernements et les opérateurs téléphoniques l'octroi de fréquences réservées et la protection des sites contre des émissions hertziennes parasites.

Sans compter les rapports humains. Sur l'ensemble des deux sites, environ 40 % des terrains qui seront occupés par les équipements scientifiques appartiennent à des dizaines de propriétaires (éleveurs pour la plupart). Des rapports dégradés entre la collaboration et les habitants peuvent tourner en catastrophe pour le projet : un mécontent muni d'une carabine et de mauvaises intentions peut faire des centaines de milliers de dollars de dégâts en une nuit. La Collaboration devra donc mettre en place toute une équipe chargée des problèmes de relations publiques et d'éducation. Les solutions sont trouvées empiriquement. La première obligation est d'établir un contact durable avec la population locale, en renforçant les échanges. Il devient impératif de parler la langue du pays. A Millard County, Utah, à la suite d'un barbecue offert par la municipalité, c'est à un Français qu'on demande de présenter le projet à la population réunie dans une école (« From Paris, France ; not Paris, Texas ! ») . Les élèves des écoles de Delta (autre petite ville sur la frontière du site américain) créent un site Web sur le projet : on leur a confié le suivi des relevés météorologiques par l'intermédiaire de capteurs qu'ils ont eux-mêmes installés sur le site. A San Rafael, c'est un jeune chercheur américain marié à une Equatorienne qui fait un séminaire d'une heure, en espagnol, sur les rayons cosmiques (malgré un vocabulaire essentiellement limité aux termes culinaires). Il faut se préparer à répondre patiemment aux questions inattendues ou incongrues ( « Non, nos détecteurs ne vont pas attirer les rayons cosmiques sur vos troupeaux ! » ) . Il faut réfléchir à l'impact des installations sur l'environnement puisque les deux sites contiennent des réserves naturelles.

Aurons-nous réussi à maîtriser l'ensemble de ces paramètres ? Le 17 mars 1999, lors de la pose de la première pierre du site, les fillettes de l'école primaire de Malargüe offrent à Mariette Berl, fille de Pierre Auger, qui a accompagné les physiciens français pour la cérémonie, un texte rédigé en français par leurs instituteurs. Il est gravé sur une plaque de cuivre, écrit dans un style un peu désuet, avec quelques fautes d'orthographe, mais charmant. Il n'y aura sans doute pas de coups de carabine contre les cuves de l'observatoire Auger.


MURAT BORATAV


P. Sokolsky , Introduction to U ltrahigh E nergy C osmic R ay P hysics , coll. « Frontiers in Phy-sics », editions Addison-Wesley, 1989.

T.K.Gaisser, Cosmic Rays and Particle Physics , édité par Cambridge University Press, 1992.

R. Clay et B. Dawson, Cosmic Bullets , coll. « Frontiers in Science », éditions Allen & Unwin, Australie, 1997.

ASTROPHYSIQUE