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LE MONDE / 29 Mai 1999 / Page 30

AUJOURD'HUI

SCIENCES Une pluie ininterrompue de particules s'abat sur la Terre. Chaque seconde, deux cents de ces rayonscosmiques, grains de lumière, noyaux d'atomes, constituants de la matière, particules fantômes, frappent chaque mètre carré de notre planète. QUELQUES-UNS de ces minuscules bolides percutent parfois l'atmosphère avec une énergie si grande qu'on ne se l'explique pas avec la physique actuelle. DEPUIS PLUS DE TRENTE ANS, ces rayonscosmiques de très haute énergie une dizaine seulement ont été observés narguent les physiciens et les cosmologistes. POUR LEVER UN COIN du voile, les chercheurs ont besoin de nouveaux événements. Dix-neuf nations ont donc décidé de construire en Argentine et aux Etats-Unis deux instruments géants dont les détecteurs occuperont au sol une surface de 6 000 kilomètres carrés.

Les rayons cosmiques de haute énergie défient toujours les astronomes
 

De rares et minuscules particules traversent l'espace porteuses d'énergies inimaginables. Pour mieux comprendre leur origine, deux immenses sites d'étude vont leur être consacrés. Mais il n'est pas sûr que la physique actuelle suffise à savoir d'où elles viennent et ce qui les constitue

 

     C'EST UNE BIEN ETRANGE éruption qui, en février 1962, a frappé Volcano Ranch, dans le Nouveau-Mexique (Etats-Unis). Nulle coulée de lave en fusion pendant cette éruption. Nuls rejets de gaz toxiques et brûlants. Nulle pluie de cendres chaudes. Mais, ce jour-là, une formidable débauche d'énergie dans la haute atmosphère. Rien pourtant de visible pour le commun des mortels. Seuls les chercheurs du Massachusetts Institute of Technology (MIT) installés dans le désert restèrent bouche bée devant ce choc titanesque enregistré par leurs instruments de mesure. Ils n'imaginaient pas qu'il puisse en exister de pareil. L'affaire fit grand bruit et l'article, publié en 1963 par John Linsley dans la revue Physical Review Letters, secoua le monde de la physique.

Trente-cinq ans plus tard, le mystère de Volcano Ranch n'est toujours pas élucidé. Le coupable est connu. C'est une minuscule particule, invisible même avec un microscope électronique, qui a secoué le ciel du Nouveau-Mexique. La source de cet " intense rayon cosmique " n'a pas été identifiée, pas plus que n'ont été décortiqués les phénomènes qui ont pu lui donner naissance. Une dizaine d'autres événements de ce type ont été depuis enregistrés sans que le mystère qui les entoure soit levé. Une énigme totale.

Le plus violent jamais enregistré a été observé le 15 octobre 1991 par un détecteur de rayons cosmiques, le Fly's Eye, installé dans le désert à Dugway Proving Grounds (Utah), non loin de Salt Lake City. Le second, dans la hiérarchie des records, a été détecté le 3 décembre 1993 par les Japonais sur la plus grande installation de ce type au monde (100 kilomètres carrés), l'Agasa (Akeno Giant Air Shower Array) construit à Akeno, près de Tokyo. Mais ces précieuses informations n'ont pas non plus permis de faire la lumière sur ces étranges et formidables phénomènes.

UN PRIX NOBEL EN 1912

C'est la raison pour laquelle cosmologistes et physiciens des particules du monde entier - dix-neuf nations vont participer au projet - ont, il y a sept ans, envisagé de réaliser un observatoire géant dont les très nombreux détecteurs seraient situés à la fois dans l'hémisphère Nord et dans l'hémisphère Sud, pour avoir l'assurance de collecter un grand nombre d'événements. Ce projet de 100 millions de dollars (95,2 millions d'euros), le Pierre Auger Observatory (PAO), ainsi nommé en hommage à celui qui découvrit les gerbes créées par les rayons
cosmiques de haute énergie, devrait permettre de lever un coin de voile sur le mystère de ces rayons cosmiques de haute énergie dont l'existence défie la communauté scientifique depuis plus de trente-cinq ans. La France a décidé d'y participer à hauteur d'environ 13,5 millions de francs (2,06 millions d'euros).

A en croire ses concepteurs, le PAO, dont les capteurs seront répartis sur une surface de quelque 6 000 kilomètres carrés, devrait observer en l'espace de cinq ans 300 événements de la catégorie de ceux enregistrés à Dugway Provins Grounds (Utah), Akeno (Japon) et Volcano Ranch (Nouveau Mexique) et 30 000 dont l'énergie serait vingt à trente fois moindre. Alors, et alors seulement, il sera peut-être possible de trouver un début d'explication à ces " cosmiques " de très haute énergie qui n'ont rien à voir avec ceux, moins énergétiques qui, au rythme de 200 par seconde, bombardent, heureusement sans dommage pour nous, chaque mètre carré de notre planète.

Ceux-là sont bien connus depuis qu'ils ont été mis en évidence en août 1912 par le physicien autrichien Victor Hess, couronné par le prix Nobel de physique pour cette découverte. Ceux qui intéressent les promoteurs du projet Auger sont considérablement plus rares et plus vigoureux. D'où viennent-ils ? Qui sont-ils ? Des grains minuscules de matière. Mais sont-ce des protons (constituant de la matière) ? Des photons (grains de lumière) ? Des noyaux d'atomes d'éléments pouvant aller jusqu'au fer synthétisé par certaines étoiles dans les derniers stades de leur évolution ? Ou, plus exotique, des particules étranges non encore observées dans les laboratoires ?

UN SERVICE DE STEFFI GRAF

Quel processus, quelle machine astronomique gigantesque la nature a-t-elle inventés pour leur fournir une telle énergie ? Cela reste un mystère. On imagine un nain capable de soulever des univers. Pourtant, ces rayons cosmiques sont des colosses. Le plus fort d'entre eux, celui qui a " illuminé " les détecteurs du Fly's Eye en 1991, n'était probablement qu'un modeste noyau de la taille d'un noyau d'hydrogène.

Mais ce minuscule noyau, " plus d'un million de fois plus petit que ce tout ce que peuvent apercevoir nos plus gros microscopes électroniques, avait, soulignait Jean-Marc Bonnet- Bidaud du CEA dans la revue Ciel et Espace (mars 1995), une énergie suffisante pour soulever de 1 mètre une masse de plus de 2 kilos ". Bref, la puissance d' " un deuxième service de Steffi Graf ", s'amuse Murat Boratav , de l'université Paris-VI, emporté par les Internationaux de France de tennis de Roland-Garros.

Les énergies mises en oeuvre sont telles qu'il fallut inventer pour exprimer ces valeurs de nouveaux préfixes dont la XIXe conférence des poids et mesures, réunie à Paris en octobre 1991, a discuté. Dans les laboratoires de physique, on s'était habitué à manipuler des énergies de plusieurs millions d'électrons-volts (méga-électron-volt ou MeV), voire de plusieurs milliards d'électrons-volts (giga-électron-volt ou GeV) ou de plusieurs milliers de milliards d'électrons-volts (tera-électron-volt ou TeV). De telles performances sont aujourd'hui communes dans le gigantesque accélérateur (TeVatron) du Fermilab à Chicago et le seront demain dans le LHC du CERN à Genève.

Mais avec les rayons cosmiques, ces préfixes sont insuffisants. Aussi a-t-on inventé le " zetta " (1 000 milliards de milliards) , seul capable de décrire le phénomène de Volcano Ranch et même le " yotta " (1 million de milliards de milliards) ! De quoi y perdre son grec. Fort de ces nouvelles unités, la gerbe cosmique décrite par John Linsley devient plus facile à embrasser en devenant... une zetta-particule de 0,11 ZeV. Un record que l'on croyait bien imbattable et qui pourtant a été balayé par l'événement cosmique à 0,32 ZeV du 15 octobre 1991 et celui, à 0,2 ZeV, du 3 décembre 1993.

Le problème des unités ayant été résolu, celui des détecteurs et de leur répartition dans les régions désolées de l'Utah et de l'Argentine devant l'être prochainement, il ne restera plus qu'à localiser les sources de ces événements qui sont les plus violents de l'univers et les mécanismes de ces mystérieuses " zetta-machines " - comme les appellent les physiciens et les cosmologistes - qui leur fournissent, par des voies encore à découvrir, leur considérable énergie.

JEAN-FRANCOIS AUGEREAU


DOC : texte avec une carte et une illustrations regroupées sous le titre "DE MAGNIFIQUES GERBES DE PARTICULES SECONDAIRES ".

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